vendredi 5 mars 2010

Le grand déracinement

Dans ce post, je vais parler d'une tendance lourde de nos sociétés. J'appelle ça le grand déracinement, ou encore le nomadisme subi.

Jadis, la grande majorité des gens sur la planète naissaient, vivaient et mourraient au même endroit, que ce soit une ville ou un village. Ils s'y mariaient, y avaient une vaste parentèle, des liens de sang avec une grande partie de leurs voisins, des sobriquets qui se transmettaient de génération en génération, des métiers qui se transmettaient également, des réputations familiales, etc.

Un fils grandissait dans un monde (technologies et régime ou gouvernement mis à part) assez peu différent de celui de son père, ou du moins en continuité avec le sien. Les seuls grands déplacements que connaissaient les gens, les hommes pour être plus précis, étant le service militaire et bien souvent la guerre. Ou alors ils étaient motivés par des catastrophes (famine, invasion, maladie) et touchaient toute la famille.

Cependant, les "temps nouveaux", l'industrialisation, la normalisation, la concurrence à l'international, les nouvelles mœurs (individualisme), la vie plus éloignée de la survie, plus facile en ville (ou crue telle, ce qui revient au même), l'extraordinaire accélération des changements technologiques, tout cela a entrainé un exode rural de plus en plus marqué et déstructurant pour les communautés rurales, puis, plus récemment, ce qu'on pourrait appeler des "exodes interurbains" et internationaux.

Même si ce post parle de l'occident, et plus spécialement de l'Europe et de la France, il faut noter que le mouvement que je décris est en fait mondial, ainsi que le souligne la statistique qui dit qu'en 2007 la population terrestre urbaine a dépassé la population terrestre rurale (en France c'était dans les années 20, en Angleterre au XIXième siècle).

Le premier exode fut donc rural. Lié à l'industrialisation et au boom démographique qui surchargeait les campagnes, il a entrainé dans un premier temps une transplantation du village dans la ville, avec reconstitution de communautés dans les quartiers, que ces communautés soient villageoises, nationales, ethniques ou religieuses.

Dans ces lieux, certes plus ouverts que le monde villageois, notamment parce qu'on y accueillait toujours de nouveaux arrivants, se sont quand même recréées des "communautés humaines" stables, avec ce que ça implique de contrôle mutuel, de solidarité, de liens de voisinage, d'amitiés d'enfance, de rivalités, etc.

Ce ré-enracinement était du à la nature du travail qu'on trouvait dans ces villes, travail presque toujours lié de manière contraignante à un lieu géographique: la mine, le port ou l'usine remplaçaient les terres agricoles ou les exploitations. Cette nouvelle configuration a commencé à craquer à son tour avec la fin du vingtième siècle.

Ce moment correspond à ce que j'appellerais la "tertiairisation" du monde du travail, qui a détaché le travail d'un lieu géographique donné pour le rendre plus nomade.

En effet, alors que des terres agricoles ne bougent pas, alors qu'un port ne peut se déplacer, qu'une usine ou une mine est construite pour une durée assez longue, une agence de publicité, un éditeur informatique ou un cabinet de comptables n'est pas tributaire d'un lieu particulier, le seul lien à la géographie étant l'emplacement de sa clientèle.

Or l'extraordinaire boom technologique du vingtième siècle a pour ainsi dire supprimé la distance en une série de révolutions.

La première révolution fut celle des transports, avec un monde qui s'est peu à peu couvert de trains, puis de routes et de lignes aériennes sans cesse plus nombreuses, plus sures et plus rapides, simplifiant considérablement les déplacements.

La deuxième révolution fut celle des moyens de communications. Elle commença par la mise en place des postes d’État, se poursuivit avec le télégraphe, puis le téléphone, et enfin les connexions internet d'aujourd'hui.

La dernière révolution, moins évidente, a commencé il y a déjà très longtemps et elle est loin d'être terminée: c'est celle de la normalisation.

En effet, s'il nous parait aujourd'hui évident d'utiliser le système métrique, un sens unique de circulation ou la langue française, il faut bien se rappeler que cet état de fait est le résultat d'une longue volonté politique de convergence. D'ailleurs, il n'y a qu'à penser à l'euro, à l'anglais, aux organismes internationaux ou aux transferts bancaires pour voir que cette dynamique est toujours d'actualité.

Ces trois révolutions technologiques et le changement de la nature du travail ont fait que désormais il est toujours possible de comparer à l'échelle mondiale pour trouver le moindre coût pour un produit ou un service, et qu'il n'y a plus de barrage réel pour inciter à la consommation "locale". Et cela implique que les différentes régions sont mises en concurrence quasiment en temps réel, et que le travail devient nomade.

Or sur tout le globe, c'est le travail qui est la première condition de l'existence humaine. Ces mouvements de l'activité impliquent donc le "nomadisme subi" dont j'ai parlé, avec des gens qui doivent partir pour pouvoir subvenir à leurs besoins, alors même que dans la plupart des cas ils ne le souhaitent pas.

Ces mouvements de déplacement en fonction du travail existent depuis longtemps (il n'y a qu'à regarder l'histoire ouvrière de France pour s'en rappeler), mais ils se limitaient jadis à un exode ponctuel entre deux lieux, fût-il international. On partait vers un endroit choisi, et on y restait, ou on alternait les séjours dans l'un et l'autre lieu.

La nouvelle donne est différente. En effet, désormais quand on vient sur un bassin d'emploi, on sait que celui-ci a toutes les chances de partir dans un délai relativement court, et donc qu'on devra peut-être le quitter.

Cette accélération des mouvements a beaucoup de conséquences sur la façon de vivre, les mentalités des gens et la société.

Le premier impact que je vois porte sur la famille.

Tout d'abord, il devient de plus en plus rare d'avoir une importante parentèle ou même simplement de la famille là où l'on vit, surtout lorsqu'on est issu d'un milieu rural ou d'une région en déclin où il est impossible de travailler. Cela entraine une édulcoration du lien entre grand-parents et enfant dont on ne mesure pas encore très bien les conséquences.

Parfois, il arrive aussi qu'un des conjoints doive travailler loin et ne rentre que le week-end, voire après des absences encore plus longues, ce qui n'est pas sans effet sur la famille. Enfin, quand il y a divorce et que l'un des conjoints suit un travail dans une autre ville, l'enfant ne connait plus vraiment le conjoint parti.

Le deuxième impact, c'est l'implication des gens dans leur quartier.

Désormais on travaille souvent loin de sa maison, on fait ses courses dans des centres de consommation dédiés, qui sont généralement éloignés de la résidence (centres commerciaux accessibles seulement en voiture), pour préserver des liens familiaux ou amicaux on part le week-end.

Tout cela fait que la résidence a tendance à se réduire à un simple dortoir, et que bien souvent on ne connait toujours pas ses voisins après des années de cohabitation.

Cela réduit également l'investissement personnel dans son environnement, qu'on le veuille ou non. Le temps de présence est réduit, mais il y a également nombre de gens qui ne vivent que dans l'attente (souvent illusoire) du "retour". C'est vrai pour les immigrés de l'intérieur comme pour les étrangers.

Le troisième impact concerne le rapport au travail lui-même.

Le lien des gens avec leur employeur a en effet changé. La période de l'emploi à vie est révolue, et de plus en plus, un emploi a désormais une durée limitée. Et je ne parle pas seulement de la multiplication des contrats courts, type CDD ou Intérim, les CDI également sont dans le lot.

Les entreprises bougent au gré des fusions et rachats, et les statuts et postes des salariés avec, et bien souvent on préfère partir de soi-même tant que l'on est "vendable" et avant d'être sorti du système. En fait, cette configuration fait de chacun un mercenaire potentiel, et entraine une baisse de l'implication que l'on peut avoir dans son travail.

Cela a pour conséquence une baisse de la culture d'entreprise, un détachement plus grand vis-à-vis des collègues, et un délaissement de l'action syndicale.

Ma conclusion est que cette nouvelle donne du travail pousse peu à peu les gens vers une forme de nomadisme subi, ce qui pose des questions importantes sur la société.

En effet, l'apparition de l'individu, sa reconnaissance et sa valorisation est un héritage essentiel de l'occident, et son avènement s'est peu à peu accompagné de la disparition des formes de vie communautaire.

Mais ce nouveau nomadisme affaiblit l'individu, obligé de sans cesse apprivoiser de nouveaux environnements, et privé des garde-fous et des aides que constituaient la communauté, la famille élargie, la paroisse, le clan. Ces garde-fous ont été un temps remplacés par l'état social, mais lui-même est en perte de vitesse. Un nouvel équilibre est donc à trouver.

Il n'est pas idiot de lier les questions médiatisées de l'insécurité et de la précarité à ce déracinement généralisé.

D'ailleurs, dans des sociétés plus traditionnelles, dont certains aspects nous horrifient (à juste titre) mais où le lien social est resté plus fort, les gens en marge de la société (que ce soit des délinquants durs ou des clochards) sont moins nombreux.

Quoi qu'il en soit, qu'on le déplore ou qu'on en ait un jugement plus nuancé, ce néo-nomadisme est devenu une réalité devant laquelle nos sociétés doivent s'adapter.

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