mercredi 8 décembre 2010

Ghetto américain versus banlieues françaises

On constate souvent une espèce d’identification des jeunes français dits « de banlieue » d’origine africaine au sens large (j’inclus ainsi les Maghrébins) avec les noirs américains, leur culture, leur situation, l’idée d’une sorte de destin commun, tragique.

Cela va des codes vestimentaires (comme garder le mollet nu en souvenir des fers de l’esclavage) à la musique, en passant par une survalorisation de l’origine.

Pourtant, à part le taux de mélanine et la marginalisation réelle ou relative d’une grande partie des deux, ces populations n’ont que peu à voir l’une avec l’autre. C’est ce que je vais m’employer à montrer ici.

Première différence : l’ancienneté


La société américaine s’est construite sur le remplacement brutal d’une population par une autre. Que ce soit par extermination ou refoulement, les amérindiens sont rapidement devenus quantité négligeable et négligée sur leur territoire.

A leur place se sont installés des colons européens ainsi que, dès les premières colonies, des esclaves noirs arrachés à l’Afrique. Leur présence aux États-Unis est antérieure à celle des Européens du sud (Italiens, Grecs) ou de l’est (Polonais) ainsi qu’à celle des Asiatiques.

Ces Africains transplantés ont largement suivi l’expansion américaine, la précédant parfois (des « marrons » ou des affranchis se sont en effet mêlés aux amérindiens ou bien ont été soldats ou cow-boys sur la frontière), et à la fin de l’esclavage, ils se sont installés aux quatre coins du pays.

A contrario, l’installation massive de noirs et de Maghrébins sur le sol métropolitain en France est récente. Si les contacts sont anciens, notamment à cause des phases d’expansion coloniale, l’immigration d’origine africaine s’est massifiée après la seconde guerre mondiale, et même encore plus récemment en ce qui concerne l’Afrique subsaharienne.

Deuxième différence : le mode d’installation


L’installation des noirs en Amérique a été tragique et horrible. Achetés par des marchands européens à des intermédiaires locaux qui se chargeaient de leur capture, ils traversaient l’Atlantique en un voyage sans retour pour se retrouver réduits à l’état d’objet dans un territoire inconnu où leur simple couleur de peau les désignait comme esclaves.

A contrario, l’installation des Africains en Europe a globalement été du même ordre que n’importe quelle immigration : fuyant la misère et/ou des pays hostiles, Maghrébins et Africains ont suivi les Italiens, Espagnols, Portugais, Arméniens et autres Polonais pour essayer de mieux gagner leur vie en France.

Le statut de sujet colonisé a certes rendu cette immigration différente, mais sans que cela ait un impact démesuré.

Et de toute façon le gros du flux se situe après les années 60, donc ces migrations avaient lieu d’un pays indépendant vers un autre pays indépendant.

Troisième différence : le lien avec le pays d’origine


Les noirs américains sont américains. Cette phrase peut paraître une évidence, mais c’est une différence essentielle.

En effet, la déportation des Africains les a quasiment coupés de leurs cultures d’origine. Ce déracinement était sciemment encouragé par les maîtres possesseurs d’esclaves, qui avaient tout intérêt à contrôler la population servile.

Aussi ont-ils été christianisés, leurs langues d’origine ont été interdites, les esclaves venant d'une même région étaient séparés, toute expression culturelle indigène (tam-tam) était diabolisée, etc.

L’échec patent des mouvements de retour en Afrique des années 70 souligne bien à quel point cette rupture a été totale : le choc culturel des afro-américains s’installant dans les pays d’origine de leurs ancêtres a été si fort que la plupart d’entre eux ont fait le voyage retour (bien sur la différence de niveau de vie a également joué).

A contrario, on a beaucoup d’exemples d’afro-américains parfaitement acclimatés en Europe (je pense notamment à de nombreux artistes : Joséphine Baker, Screaming Jay Hawkins, Chester Himes…).

Première marque de cette acculturation : la langue et la religion. Les noirs américains sont anglophones et seulement anglophones (aucune trace des langues indigènes d’Afrique) et ils sont très largement de culture chrétienne (malgré une certaine séduction de l’islam depuis les années 60).

Bien sur il existe une forme spécifique de religiosité, des racines musicales différentes, des argots particuliers, une esthétique parfois à part…mais au final, cela a plus à voir avec des différences régionales qu’ethniques.

De plus, ils sont également assez largement métissés : si noirs et blancs vivent séparés, beaucoup d’enfants de blanc et noire (maitresse du maître, viols, etc) sont nés au cours du temps. Beaucoup ont aussi du sang amérindien.

Enfin, ils prennent généralement leurs partenaires au sein de la communauté américaine, « snobant » souvent leurs compatriotes venus d’Afrique à l’époque moderne.

De nombreux observateurs ont ainsi noté que le vote afro-américain pour Barack Obama n’était pas acquis : il était certes noir par son père, mais celui-ci n’était pas issu de la communauté afro-américaine. Il a été dit que c’est sa femme, parfaite représentante de ladite communauté, qui a fait basculer le vote.

En Europe, la situation est là encore très différente. En effet, les communautés immigrées ont dans l’immense majorité des cas gardé un lien très fort avec leurs pays d’origine.

Ainsi, malgré des contacts anciens avec la métropole (liés à la colonisation), noirs et Maghrébins de France et d’Europe sont en connexion permanente avec leurs pays d’origine (comme les autres communautés récemment arrivées d'ailleurs).

Cette connexion est bien évidemment facilitée par les moyens modernes (transports, Internet, médias) qui n’existaient pas à l’époque de la traite, et par le fait qu’ils sont libres de leurs mouvements et non propriété d’un maître esclavagiste.

Parmi ces immigrés, beaucoup parlent encore la langue de leurs parents, retournent régulièrement « au pays » (où ils possèdent parfois un pied-à-terre), donnent à leurs enfants des prénoms liés à leurs origines et s’habillent volontiers de façon traditionnelle.

Par ailleurs, la quasi-totalité des Maghrébins et une grande partie des Africains sont musulmans, ce qui les distingue d’une Europe à majorité chrétienne (au moins de culture).

Enfin, on constate une forte volonté d’endogamie (surtout chez les Maghrébins), avec la mise en place de stratégies matrimoniales entre pays d’accueil et pays (voire régions ou villages) d’origine et un refus parfois violent des unions mixtes. Les histoires de filles reniées par leurs familles pour avoir vécu ou voulu vivre avec un Français sont nombreuses.

Cette endogamie peut même se doubler d’une volonté de vivre à l’heure du pays d’origine (ou supposée telle).

On note en effet chez certains une volonté de suivre les traditions à tout prix, quitte à frauder avec la loi (je pense à l’excision, au mariage uniquement religieux ou à la polygamie). D'autres exigent également que le pays d’accueil s’adapte au mode de vie souhaité (stricte séparation des sexes, nourriture spécifique, etc).

Quatrième différence : le traitement par la loi

La façon dont la loi traite ou a traité ces minorités diffère profondément d’un côté et de l’autre de l’Atlantique.

Aux États-Unis, le statut d’esclave des noirs a fait qu’on les a installés de façon autoritaire dans des zones dédiées d’où ils ne devaient en aucun cas sortir.

Les lois ségrégationnistes qui ont suivi l’abolition de l’esclavage ont fait perdurer cette relégation, légale jusqu’à la fin des années 60 pour beaucoup d’états du sud.

Aujourd’hui les noirs ont les mêmes droits que les autres Américains, ils peuvent s’installer où ils le désirent, et sont égaux devant la loi avec leurs compatriotes d’autres origines.

Cependant, ils vivent généralement dans des lieux où ils sont très concentrés, à la fois par choix, pour des raisons économiques et parce qu’à partir d’un certain seuil dans la proportion de noirs, on assiste au phénomène de « white flight », c’est-à-dire au départ progressif des voisins blancs quittant le quartier jusqu’à ce que celui-ci devienne uniformément noir (le cas le plus célèbre est sans doute Harlem).

Ce phénomène est difficile à qualifier rationnellement, mais il est bien réel. On peut d’ailleurs l’appliquer à d’autres communautés.

L’approche en France métropolitaine a été très différente dès le début (je dis bien « France métropolitaine » pour la distinguer des colonies). Malgré un statut et un traitement inégalitaires à l’époque coloniale, la ségrégation n’a jamais été inscrite dans la loi.


Ainsi, cette égalité de principe a fait que pendant la première guerre mondiale, le gouvernement français a refusé à ses alliés américains d’appliquer la ségrégation à ses troupes coloniales.

Ainsi les artistes noirs américains adoraient-ils Paris car ils pouvaient s’y déplacer librement.

Ainsi le martiniquais Raphaël Elizé devint-il maire d’une commune de la Sarthe en 1929.

De même, lors de l’emballement des flux migratoires pendant les trente glorieuses, les immigrés d’origine africaine n’étaient pas forcément plus mal lotis que ceux d’origine européenne : ils partageaient les mêmes bidonvilles (l’exemple le plus célèbre étant le bidonville algéro-portugais de Nanterre). Et ils bénéficièrent eux aussi des programmes de HLM.

Il y eut toutefois quelques cas particuliers de traitement sciemment différentié par l'état. Je pense notamment aux harkis, scandaleusement parqués pendant des années dans des camps soumis à un régime militaire.

Aujourd’hui, la loi n’est pas plus ségrégationniste qu’à l’époque, mais le communautarisme, notamment religieux, un « white flight » sous-estimé voire occulté ainsi que la persistance de grandes différences socio-économiques font qu’il existe bel et bien des quartiers à dominante blanche et des quartiers afro-maghrébins.

Conclusion: minorité historique contre groupes en pleine expansion

Pour conclure, on peut dire que les noirs américains constituent une communauté particulière de l’Amérique. Elle s’est formée il y a plusieurs siècles dans la douleur de l’esclavage, elle est stable et constitutive de l’Amérique « historique ».

A contrario, l’histoire des minorités noire et maghrébine d’Europe et de France commence tout juste.

Arrivées récemment, ces populations connaissent une expansion démographique dont on n’a pas encore pris la mesure, s’intègrent souvent mais s’assimilent et se mélangent peu, et elles gardent un contact étroit avec leurs pays d’origine.

Il est donc totalement inexact et hors de propos de comparer ces deux situations complètement différentes, même si dans les deux sociétés ces minorités sont en grande partie marginalisées face à une population dominante blanche et chrétienne (par ailleurs en perte de vitesse démographique).

Deux nouvelles tendances

Deux exceptions importantes sont cependant à noter, qui amènent peu à peu une convergence entre les deux situations.

La première concerne l’immigration « intérieure » des ressortissants des départements d’Outre-Mer français vers la métropole. J’entends par là Guadeloupe, Guyane, Martinique et Réunion.

J’exclus de cette liste les ressortissants de Mayotte et des Territoires d’Outre-Mer (Polynésie, Nouvelle-Calédonie, Wallis et Futuna), car ces territoires s’apparentent à des colonies « traditionnelles » puisqu’il y existe encore une population autochtone nombreuse, à l’identité claire, en continuité avec l’ère pré coloniale et en phase avec ses racines.

A contrario, les noirs des Antilles, de la Guyane et de la Réunion ont connu une histoire proche de celle des noirs des USA.

Déportés comme esclaves dans des territoires sans autochtones (la Réunion) ou vidés de leurs premiers habitants exterminés et déportés (Antilles) ou relégués (Guyane), ces Africains se sont francisés, christianisés et métissés.

Leur situation géographique particulière et le fait qu’ils soient restés majoritaires leur ont permis de garder un peu plus de leurs cultures d’origine que les noirs des États-Unis, d’inventer des langues nouvelles (créole) ou des religions syncrétiques (vaudou antillais), mais leur culture est quand même plus proche de celles d'Europe que de l’Afrique.

Leur immigration massive en métropole à partir des années 50-60 s’est donc faite avec cet arrière-plan particulier, qui les rapproche des noirs d’Amérique, citoyens complets au physique différent.

La deuxième exception concerne l’immigration de noirs aux États-Unis.

En effet, le rêve américain, qui draine vers les USA des gens issus des quatre coins du monde n’épargne pas les pays à population noire.



L’aire Caraïbe est bien sur concernée, pour des raisons de proximité géographique, mais un nombre non négligeable de migrants quittent chaque année le continent africain pour les États-Unis.

Ces migrants, issus de pays constitués, gardent des liens forts avec ceux-ci, en conservent souvent la langue, la religion (islam africain, catholicisme ou syncrétismes sud-américain et caraïbe), multiplient les allers-retours, font venir la famille, etc.

Bref, ils agissent en immigrants modernes, adoptant les comportements que j’ai décrits pour les minorités afro-maghrébines de France.

En tout cas, quelles que soient les différences ou ressemblances dans les situations, la croissance de ces minorités pose de nouveaux défis aux sociétés européennes et américaines, dont le traitement conditionnera le futur proche.

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