mercredi 12 octobre 2016

France-Algérie, une longue histoire (5): l'Algérie française - départements français

Comme on l'a précédemment dit, c'est un peu par hasard, à la suite d'un coup d'éclat souhaité par Charles X, que l'Algérie se retrouva colonie française.

Dès la chute du pouvoir turc se posa la question du devenir de ces nouvelles terres.

Fallait-il partir une fois la "punition" effectuée? Se limiter à garder un port avec une garnison? Poursuivre vers l'intérieur des terres?

Pour les gens sur place, armée en tête, pas de tergiversation: on devait continuer et on continua, quitte à devancer les instructions de Paris.

Mais il y eut dès le début deux visions de cette conquête, qui s'affrontèrent ou se complétèrent pour finalement durer jusqu'à la fin de la présence française.

1. Les partisans de l'association

Je désigne ainsi ceux qui étaient partisans de respecter la culture locale, ses modes d'organisation et ses coutumes, mais en les chapeautant et les dominant sans qu'il y ait forcément d'implantation humaine massive.

L'application de cette politique prit la forme des "Bureaux arabes".

Ceux-ci consistaient en des postes administrant une région entière, depuis lesquels une garnison devait contrôler un territoire, y rendre la justice, y écraser les révoltes, et y représenter une France juste et dominatrice.

Pour beaucoup de soldats français, les bureaux arabes c'était l'aventure avec un grand A.

Certains trouvaient là-bas l'occasion de satisfaire leur goût pour le pouvoir illimité ou la violence.

D'autres se passionnaient pour les cultures locales et le pays, se mettaient à apprendre langues et coutumes, certains se convertissant même à l'islam.

L'archétype du chef de bureau arabe était un peu à l'image de Lyautey.

Investi, il cherchait en ces lieux une vie plus frugale, plus violente, plus "pure". Il retrouvait des liens de sujétion, un code de l'honneur et un monde quasi féodal qui collait mieux avec son romantisme que l'esprit routinier et confortable qu'il trouvait (et méprisait) en Europe.

Bien souvent, les membres des bureaux arabes n'aimaient guère les villes, les commerçants, et ils méprisaient les colons et tous ceux qui voulaient moderniser et transformer le pays, le rapprocher de la France.

Face à ces derniers, ils représentèrent souvent les intérêts des indigènes envers lesquels ils s'estimaient liés (on retrouvera cet esprit chez les quelques officiers qui emmenèrent en France leurs harkis, contrevenant aux ordres pour respecter la parole donnée - et leur sauvant la vie).

Longtemps les bureaux arabes donnèrent le la en Algérie, et l'armée garda toujours la main sur le sud du pays.

Un autre type d'association était celle conceptualisée par les Saint-Simoniens.

Ces derniers s'intéressèrent à l'Algérie, théorisant une colonie respectueuse de ses habitants originels et fécondée par une France dont la présence serait discrète et se limiterait au développement technique et aux rapports avec le reste du monde, par l'intermédiaire des ports.

L'apogée de leur influence eut lieu sous Napoléon III, qui se déplaça en Algérie en 1860 et 1865, et déclara vouloir y créer un Royaume arabe associé à Paris, s'attirant par là autant de sympathies chez les indigènes que de colère chez les colons.

2. Le parti colonial

Le parti colonial constitua très vite le deuxième poids politique en Algérie.

Pour ses partisans, l'Algérie devait être un territoire civil, une colonie dans laquelle il convenait de dominer (voire refouler ou -pour les plus radicaux- exterminer) les indigènes et qu'il fallait peupler pour y créer une nouvelle France, à l'image de ce que les Britanniques avaient pu faire aux États-Unis ou les Espagnols au Mexique.

Ce parti s'organisa dès la conquête, dans le sillage de laquelle des aventuriers avaient traversé la Méditerranée pour chercher fortune et/ou fuir la misère.

Certains d'entre eux surent se tailler de véritables empires, entretenir des relais à Paris et peu à peu faire la pluie et le beau temps dans la colonie, instrumentalisant ses habitants selon leurs intérêts.

Après la chute de Napoléon III le parti colonial prit définitivement le dessus en Algérie, et les autorités françaises décidèrent que l'Algérie serait une colonie de peuplement.

3. Colonisation - la terre

Le premier ingrédient nécessaire à toute colonisation, c'est la terre, matériau indispensable pour pouvoir y implanter des gens. En Algérie, celle-ci fut obtenue de différentes façons.

La première technique fut la privatisation des terres collectives et des biens religieux de main morte (dits waqf ou habous), à l'image de ce qui s'était fait en métropole avec les possessions de l'église catholique.

La seconde méthode fut la confiscation des propriétés des familles "rebelles", redistribuées en guise de représailles à chacune des nombreuses révoltes des premiers habitants.

Enfin, plus classiquement, il y eut les arrangements et les spoliations que les rapports de domination intrinsèques au monde colonial engendrent systématiquement.

Réquisitionnées, confisquées ou achetées, ces terres furent ensuite vendues ou données aux candidats à l'installation, soit directement dans le cadre d'une colonisation privée, soit par le biais de concessions dans des villages de colonisation créés par le gouvernement.

4. Colonisation - les gens

L'histoire coloniale de la France a ceci de particulier que notre pays a toujours eu du mal à peupler les territoires qu'il annexait, pour différentes raisons (transition démographique plus précoce, territoire suffisamment immense pour avoir des fronts pionniers internes, frilosité, etc).

L'Algérie ne dérogea pas à cette règle, et Paris dut ruser pour trouver des candidats à l'implantation de l'autre côté de la Méditerranée.

Parmi les méthodes utilisées pour en recruter, il y eut l'envoi de chômeurs métropolitains sur des concessions, qui s'avérèrent souvent très éloignées des promesses faites et où la mortalité fut effroyable.

Il y eut aussi le transfert d'Alsaciens Lorrains qui refusaient l'annexion de leur région à l'Allemagne suite à la défaite de 1871. Cette défaite coïncidant avec une grande révolte kabyle (ceux-ci voulant profiter de la faiblesse du conquérant pour tenter de s'en émanciper), on leur offrit en effet des terres...confisquées aux Kabyles.

On déporta aussi des criminels ou des politiques, comme les communards, comme on le fit également en Nouvelle-Calédonie et comme le firent les Britanniques en Australie.

Mais malgré tout, les candidats à l'exil ne se bousculèrent jamais. Et surtout ils n'étaient pas tous Français, loin s'en faut: en fait, une bonne moitié des colons venait d'autres pays.

Ils étaient surtout issus du pourtour méditerranéen, avec beaucoup de Maltais, d'Italiens et d'Espagnols. Ces derniers avaient d'ailleurs déjà des liens anciens avec l'Algérie, du fait d'une longue histoire commune (notamment via les présidios) et de la communauté qui pré existait à la conquête dans la ville d'Oran.

Il y eut également d'autres pays d'origine, comme l'Allemagne, dont un célèbre convoi d'émigrants partis pour l'Amérique et bloqués au Havre fut dérouté sur l'Algérie, ou encore la Suisse, qui fournit à la colonie quelques-uns de ces ressortissants les plus célèbres: l'écrivain Isabelle Eberhardt ou Henri Dunant, le fondateur de la Croix-Rouge qui vint y investir puis s'y ruiner.

Cet afflux d'étrangers ne laissait pas d'inquiéter Paris, qui craignait que sa colonie ne lui échappe. Pour contrer cela, de généreuses lois de naturalisation furent votées: on faisait le pari que les migrants s'assimileraient au modèle français, ne serait-ce que pour faire masse face aux indigènes.

Pour tous les colons, les débuts furent extrêmement rudes.

L'isolement, la guerre permanente suivie de la sourde hostilité des vaincus, le climat et ses maladies, des catastrophes inconnues comme les invasions de criquets, la très grande pauvreté de beaucoup de nouveaux arrivants, tout cela fit de leur acclimatation une épreuve très dure.

Les premières années, ils furent décimés, avec un taux de mortalité très fort. Le nombre de colons stagna, voire régressa, avant de remonter lentement.

5. Naissance des Pieds-Noirs

De ces expériences communes sortit peu à peu un un peuple, qui s'appela d'abord les Algériens, un mot qui n'existait pas jusque-là, avant que suite à l'exode en métropole ils soient affublés du nom de Pieds-Noirs, mot dont on ne connait pas trop l'origine mais qui ne fut guère utilisé avant leur départ.

Se considérant comme Français, ils faisaient néanmoins la différence avec ces derniers, appelés françaouis ou pathos, et considérés avec un mélange de complexe d'infériorité et de mépris pour leur absence supposée de virilité.

Soudés par une vision méditerranéenne du monde et par leur conscience de minorité dominante, majoritairement catholiques, entreprenants, ils eurent peu à peu leurs rites, leurs habitudes, leur gastronomie (le couscous que nous mangeons est le leur, pas celui des Maghrébins) et leur jargon, mélange des parlers méditerranéens parfois désigné sous le sobriquet de pataouète.

Ceux qui les fréquentèrent disent qu'on trouvait aussi chez eux ces caractéristiques de l'esprit pionnier que sont la hardiesse, la solidarité et le gout de la nouveauté.

Peu peu, ils entrèrent dans la culture française, par les échanges lié au service militaire, par les expositions coloniales ou par le cinéma (Pépé le Moko).

Ils y vinrent aussi par le vin, lorsque les viticulteurs de la Mitidja, la grande plaine fertile du nord, surent profiter de l'épidémie de phylloxéra qui ravagea le vignoble français pour prendre leur place et s'enrichir.

Ils furent également à l'origine d'inventions comme la clémentine, hybride de fruits créé par un moine, ou le célèbre Orangina.

Ils donnèrent enfin au monde des artistes, dont le très grand écrivain et philosophe Albert Camus.

Si l'image de ces Français d'Algérie dans l'inconscient collectif fut longtemps celle de grands colons régnant sur une armada de féodaux indigènes, la réalité est que le Pied-Noir moyen était urbain (la majorité vivait à Alger, ville mixte et à Oran, où ils étaient majoritaires) et modeste, son niveau de vie étant même sensiblement inférieur à celui de la métropole (d'environ 20%).

Il est indéniable que les Pieds-Noirs modernisèrent considérablement le pays.

Tout comme il est indéniable que l'Algérie était organisée par et pour eux.

L'économie de la colonie était tournée vers Paris et la priorité du développement donnée au nord du pays, c'est-à-dire les régions où vivait la grande majorité des Européens.

Celles-ci étaient assimilées à des départements français: Algérois, Oranais et Constantinois (le sud, délaissé, restant territoire militaire).

Les Pieds-Noirs y vivaient à l'Européenne, avec églises, mairies, écoles et les mêmes monuments aux morts qu'en métropole après la Première Guerre Mondiale.

Ils étaient citoyens français, avaient les mêmes droits et devoirs que de l'autre côté de la mer.

Ils élisaient des députés, qui constituaient un puissant lobby à l'Assemblée nationale où ils s'assuraient notamment que rien ne change qui puisse remettre en cause leurs privilèges.

Car ils étaient bel et bien privilégiés par rapport à l'autre composante du pays.

6. La question indigène

Cette autre composante, c'était la masse des premiers habitants du pays.

Berbères et Arabes, ils représentèrent toujours la majorité de la population, et après la diminution dramatique de leur communauté consécutive à la conquête, leur nombre ne cessa de croître, porté par une fécondité musclée.

Si les Pieds-Noirs étaient citoyens français, eux n'étaient que des sujets, avec des droits restreints, et leurs représentants furent toujours des factotums muselés et achetés par le pouvoir colonial (c'est pour parler d'eux qu'on inventa le sobriquet "Beni-oui-oui").

De toute façon, même s'ils voulaient s'opposer, le système était verrouillé de façon à rendre toute réforme impossible. Ainsi, il y avait autant de voix pour la minorité dominante que pour la majorité dominée.

Comme dans tout l'empire, la mission civilisatrice était invoquée pour justifier cette inégalité. Les Européens étaient censés les amener progressivement à leur niveau jusqu'à en faire les nouveaux citoyens d'une plus grande France.

C'était évidemment une fiction, et tout fut fait pour que l'assimilation et l'égalité induite n'arrivent jamais.

L'exemple le plus représentatif est le projet Blum-Viollette, qui fut élaboré pendant dans l'entre-deux-guerres.

Ce projet, qui prévoyait de donner la pleine nationalité à une minorité d'indigènes sur des critères moraux, connut un échec retentissant, du fait de son rejet unanime par les colons.

Pour être honnête, il faut aussi reconnaitre qu'une part notables des indigènes n'en voulait pas non plus.

Pour ceux-ci, en effet, il y avait contradiction entre leur statut individuel musulman et la citoyenneté française (cela rappelle des choses) et beaucoup y étaient violemment hostiles, voyant dans ce processus une négation de leur identité et un pas vers l'assimilation honnie.

La défense de leur identité fut d'ailleurs un combat constant de la part des Algériens, comme pour la plupart des peuples dominés, et il n'est pas interdit de penser que la domination coloniale est pour partie responsable de la fossilisation d'une part de cette identité, qui devint plus fermée, moins ouverte aux évolutions car sur la défensive.

La crispation religieuse qui lui est associée a moins à voir avec l'islam proprement dit qu'avec cette situation.

Pour s'en convaincre il suffit de regarder ce qui s'est passé avec l'église orthodoxe pour les peuples sous souveraineté musulmane ottomane (Bulgarie, Grèce, Serbie...). Elle connut sensiblement la même fermeture.

En tout état de cause, la préservation de l'identité indigène fut grandement facilitée par le fait que l'Algérie était chroniquement sous-administrée pendant la période coloniale.

Les masses indigènes rurales y furent globalement laissées de côté par le pouvoir et pour beaucoup d'indigènes, la France ne fut guère qu'une idée abstraite et lointaine, certaines régions découvrant leurs premiers Français pendant la guerre d'indépendance, quand l'État s'intéressa enfin à eux (trop tard, bien sûr).

7. Le cas des Juifs

Parmi les indigènes, la minorité juive connut un destin à part.

Nombreux en Algérie, venus pour partie d'Espagne après leur expulsion par les rois catholiques, les Juifs y subissaient la classique discrimination de la dhimma musulmane, tout en étant présents dans le monde de la culture et dans le commerce international (des négociants de cette communauté sont notamment impliqués dans la dette ayant conduit au fameux coup d'éventail).

L'arrivée des Français représenta un véritable tournant pour cette communauté. En effet, le député Adolphe Crémieux, un juif français infatigable défenseur des minorités religieuses dans le monde, suscita en 1870 le décret qui prit son nom et qui octroyait à ses membres la citoyenneté française pleine et entière.

Ils s'y investirent complètement et connurent un développement spectaculaire, passant en quelques générations du statut d'indigène de second rang à celui de citoyen français égal des Pieds-Noirs, dont ils allaient finalement partager le destin.

Cette ascension sociale ne se fit pour autant pas de manière linéaire et automatique.

En effet, les Pieds-Noirs furent souvent hostiles à cette communauté qui cumulait les tares d'être à la fois juive et indigène, et des flambées antisémites secouèrent périodiquement l'Algérie.

Ainsi en 1898 eurent lieu de violentes émeutes à Alger, accompagnées de violences et de pillages, et le sinistre Édouard Drumont, auteur du pamphlet ordurier "La France juive" se fit élire député pour l'Algérie sur la base de ses délires.

8. L'Algérie c'est la France

Lorsqu'en 1920 l'Algérie française célébra son centenaire, elle ne doutait pas de la suite.

La France se voyait pour sa colonie ce que Rome fut pour la Gaule, et affirmant que le pays n'existait pas avant elle, elle prévoyait un avenir radieux et fécond où l'Algérie serait une province française comme les autres.

Les infrastructures se développaient et le pays constituait la perle du deuxième empire colonial du monde.

Ses colons avaient fait souche et malgré leurs origines diverses, ils se sentaient pleinement Français.

Côté indigène, les grandes révoltes semblaient être dépassées.

Au nord, une classe arabe francisée était en train de naitre, apparemment reconnaissante à la mère patrie, adhérant à l'idée du progrès induit par la colonisation et étrangère à toute idée séparatiste (on citait beaucoup le célèbre discours de 1936 du leader Ferhat Abbas (1)).

Au sud, un solide réseau militaire encadrait les populations du désert et irradiait dans tout l'empire.

De loin on pouvait donc dire a priori, comme le ferait François Mitterrand dans les années 50, "L'Algérie c'est la France".

De loin.

En effet, pour cela il fallait ignorer la séparation entre les deux populations, dont la majoritaire grandissait, se paupérisait et prenait conscience du sort qui lui était fait.

Il fallait ne pas voir que la mixité était mince et concernait surtout les grandes métropoles, que l'endogamie était nulle et solidement revendiquée d'un côté comme de l'autre.

Il fallait ne pas regarder la justice sommaire et la mauvaise blague des institutions politiques grossièrement biaisées.

Pour reprendre le mot de Jean Pélégri, il fallait passer au-dessus de "cette injustice centenaire dont on ne se rendait plus compte pour la raison même qu’elle était centenaire".

Bref, il fallait s'illusionner sur la capacité des gens à accepter indéfiniment d'être légalement minoritaires sur leur propre sol.

Le réveil allait être douloureux.




(1) "Si j’avais découvert la nation algérienne, je serais nationaliste et je n’en rougirais pas comme d’un crime. Mais je ne mourrai pas pour la patrie algérienne parce que cette patrie n’existe pas. J’ai interrogé l’histoire, j’ai interrogé les vivants et les morts, j’ai visité les cimetières, personne ne m’en a parlé. Sans doute, ai-je trouvé l’Empire arabe, l’Empire musulman qui honorent l’islam et notre race, mais les Empires se sont éteints. On ne bâtit pas sur du vent. Nous avons donc écarté une fois pour toutes les nuées et les chimères pour lier définitivement notre avenir à celui de l’œuvre française dans ce pays."

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