mardi 18 octobre 2016

Frontières (3): Les pays qui n'existent pas (3) - La République Turque de Chypre du Nord

La grande île de Chypre se situe en Méditerranée orientale, dans l'angle que forment la Syrie et la Turquie, vers lequel elle semble comme pointer un doigt.

Elle appartint tout d'abord aux mondes grec et byzantin, fut ensuite conquise par les croisés puis par Venise, avant d'être annexée pour trois siècles à l'empire ottoman, à partir de 1570.

Durant cette longue domination, des populations turques firent souche sur l'île, comme dans tout le reste de l'empire, où elles cohabitèrent plutôt pacifiquement avec leurs prédécesseurs grecs.

Puis, à la fin du XIXième siècle, l'île passa sous contrôle britannique.

Londres dut toutefois composer très vite avec le rêve de l'Enosis (réunion de toutes les terres grecques derrière Athènes) de la majorité grecque de ses administrés.

Pour contrer ce mouvement, de plus en plus revendicatif et violent, l'Angleterre joua sa carte habituelle du "Divide ut regnes", comme en Palestine ou aux Indes: elle mobilisa la population turque, contribuant ainsi à la montée des tensions inter communautaires.

Mais l'histoire n'allait plus dans le sens des empires, et l'indépendance finit par être accordée à Chypre, qui devint en 1959 un état souverain dirigé par l'ecclésiastique Makarios III. Pour y garantir la paix, Grèce, Turquie et Grande-Bretagne maintinrent des troupes sur place.

Mais malgré ce patronage, la situation continua à s'envenimer entre les deux communautés.

Un point culminant fut atteint lorsque que le régime des colonels, partisan d'une annexion pure et simple de Chypre, fut instauré à Athènes.

Et c'est ainsi qu'en 1974, la dictature grecque suscita un coup d'état qui renversa le gouvernement de Chypre.

Mais ce putsch entraîna l'intervention immédiate de la Turquie, qui semblait n'attendre que ça.

Ankara envoya en effet un véritable corps expéditionnaire qui prit rapidement le contrôle du nord de l'île (soit 38% du territoire), l'avancée de ces troupes s'accompagnant de l'expulsion systématique des populations grecques. Environ 200.000 personnes furent ainsi chassées de chez elles.

En Grèce, le fiasco de ce coup d'état entraîna la chute du régime des colonels. Mais sur place, les activistes turcs refusèrent tout retour arrière et proclamèrent unilatéralement la République Turque de Chypre du Nord, ou RTCN, tandis qu'une ligne militarisée, la ligne verte, se mettait en place sur le front, séparant le pays en deux, y compris sa capitale, Nicosie.

Cette situation est toujours d'actualité plus de quarante ans après, la ligne verte étant désormais gardée par des casques bleus.

La RTCN n'est reconnue internationalement que par la Turquie (même si le Pakistan a refusé de condamner l'invasion à l'ONU en 1974, ils n'ont pas reconnu l'état), dont elle est devenue de facto une espèce de colonie.

Ankara y stationne des troupes importantes et y a envoyé de très nombreux colons (environ 120.000) afin de rendre tout retour arrière impossible.

Ces nouveaux arrivants ont même dépassé en nombre la population turque chypriote d'origine, dont bon nombre a d'ailleurs quitté l'île, constituant une importante diaspora dans le reste du monde.

Lorsque Chypre est entrée dans l'UE en 2004, la RTCN en a été exclue du fait de l'occupation. Un plan de réunification a alors été proposé, mais refusé par les habitants du sud, qui restent attachés à la possibilité d'un retour de tous les réfugiés et souhaitent le départ des colons turcs.

Quelques avancées ont toutefois été possibles, notamment la mise en place de checkpoints d'où les habitants ou les touristes peuvent passer d'une zone àl'autre.

Mais la RTCN reste au final une espèce de bulle sous tutelle turque, même si elle a pris toutes les apparences d'un état (il y a ainsi une constitution, une vie politique, des élections régulières).

Comme pour le sud, Nicosie la divisée est restée la capitale. Aucune liaison internationale (postale, internet ou de transport) n'existe, et tout passe par la Turquie, dont l'économie reste très largement tributaire.

Quelques spécificités la caractérisent toutefois.

La première c'est le nombre d'écoles supérieures (privées et pour certaines religieuses) grâce auxquelles la RTCN a développé une offre attractive pour des étudiants étrangers, notamment des riches en rupture de cursus.

Toutes proportions gardées, ce positionnement ressemble aux facultés francophones de médecine de Roumanie, comme celle de Cluj, où se pressent les candidats qui n'ont pas été pris ou qui ont échoué en France ou en Belgique.

Il semblerait que le niveau soit assez bon, notamment en ce qui concerne l'anglais, mais je ne sais pas ce que valent les diplômes de cet état fantôme à l'international.

Le deuxième point, c'est évidemment le tourisme que la RTCN a tenté de développer, mais qui attire surtout les Turcs.

La situation internationale mais aussi la dégradation plus ou moins volontaire du patrimoine religieux grec (j'ai vu des photos d'églises vandalisées après la conquête dans les musées de la partie grecque) rebutent en effet souvent les autres touristes.

Une nouvelle clientèle semble toutefois attirée dans le territoire pour une autre attraction: les casinos que la RTCN semble chercher à développer. De nombreux Chypriotes du sud passent  même le checkpoint pour aller y jouer.

Mais en tout état de cause, la réunification ne semble pas pour demain.

La Turquie d'Erdogan délaisse en effet de plus en plus ouvertement l'Union Européenne, la turquisation brutale commencée en 1974 et qui ne s'est jamais arrêtée a achevé la séparation totale des populations, et la découverte de gaz en Méditerranée est un argument de plus pour qu'Ankara garde la main sur sa conquête.

Bref, la RTCN n'existera pas encore longtemps.

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