mercredi 24 avril 2024

Livres (36) Sastre La haine orpheline et le harcèlement - "Eux" et "nous"

Il y a peu je parlais avec une chrétienne pratiquante de ce qui m'avait éloigné de la religion et ce qui me faisait m'en méfier et souvent la rejeter.

Au final j'ai trouvé que le meilleur résumé de ma réticence était la formule "eux contre nous".

Les religions abrahamiques portent en effet en elle un germe totalitaire, qui s'épanouit plus ou moins selon l'époque et le contexte.

Le fait de détenir LA vérité, qui est unique, est lourd de conséquence. Cela implique une supériorité sur ceux qui ne la détiennent pas et sur ceux qui volontairement ou non, ne suivent pas les règles liées à cette vérité.

Plusieurs attitudes sont possibles vis-à-vis de ces derniers.

On peut souhaiter les convertir de gré ou de force, si la religion le permet ou l'encourage. Le christianisme et l'islam sont dans cette configuration, ce qui est une des explication de leur succès, tandis que la religion mère, le judaïsme, ne l'est pas (ou ne l’est plus selon certains historiens).

On peut les mépriser et les ignorer pour s’en préserver: les salafistes, les amish et les juifs orthodoxes donnent trois exemples de stratégie d'évitement et d’entre soi, évitement qui pose généralement tôt ou tard des problèmes à la société majoritaire.

On peut enfin les maudire et vouloir les détruire en tant que communauté. J’ai lu dans l'ancien testament des passages où Dieu demande explicitement au peuple élu d'exterminer telle ou telle tribu, allant jusqu'à punir toute indulgence à leur égard.

Ces passages ont été repris par beaucoup de "peuples élus" sur la planète pour justifier leurs conquêtes.

Il y a les sionistes religieux, évidemment, puisqu'ils considèrent que la Torah est leur histoire, que les ordres de Dieu sont toujours d'actualité et qu’eux seuls sont légitimes dans une Palestine plus ou moins élargie.

Mais il y en a aussi beaucoup dans le monde protestant, dont les membres sont de gros lecteurs de l'ancien testament.

On peut citer les Afrikaners dans leurs rapports avec les kaffirs qui les précédaient en Afrique du Sud, ou les Américains avec leur théorie de la destinée manifeste justifiant génocide et relégation des indigènes.

Je connais peu les textes et théories orthodoxes et je n'ai pas lu le Coran, mais le messianisme russe, porté par l'idée de Moscou la troisième Rome, et les conquêtes de l'islam procèdent aussi de cette nécessaire domination/destruction du monde païen/kouffar.

D’autres oppositions naissent lorsqu'au sein d'une même religion apparaissent des divergences d’interprétation. Chaque groupe défend alors sa vérité, la seule valable, naturellement.

Ainsi au cours des siècles l'église catholique a-t-elle été parcourue de schismes et d'hérésies, toutes farouchement combattues.

Certaines branches, comme les cathares ou les jansénistes, ont été tout simplement détruites.

D'autres ont donné naissance à des versions concurrentes du christianisme.

Ainsi le schisme de 1054 avec le monde orthodoxe n’a jamais été annulé : les deux blocs existent toujours aujourd'hui.

La Réforme fut une autre déchirure. Les guerres qui la suivirent ensanglantèrent l'Europe et ses dépendances pendant près d'un siècle, et la rivalité qui a remplacé les combats ne s'est un peu atténuée que très récemment, avec la déchristianisation et la concurrence de l'islam.

Cette dernière religion a elle-même connu ses propres schismes, le plus important étant l'apparition du chiisme, en guerre plus ou moins permanentes avec les sunnites jusqu'à nos jours.

L'islam est d'ailleurs aujourd'hui la proie de ce puissant mouvement de fermeture au reste du monde  dont je parlais, la dichotomie halal/haram y devenant de plus en plus centrale, et de plus en plus problématique dans un monde où les contacts entre communautés vont croissants.

Au-delà du religieux à proprement parler, on trouve ce même phénomène de "eux contre nous" dans les religions civiles, censément détachées du sacré, que l'on trouve surtout à gauche. Le communisme était (est?) une forme de religion, dont le fanatisme, le sectarisme et les excès n'ont rien à envier aux gens du livre.

A l'image des Torquemada ou des sultans les plus rigoristes, les adeptes de Lénine pratiquèrent en effet l'excommunication, le contrôle de la pensée, combattirent impitoyablement les déviants et les tièdes et se donnèrent pour but d’exterminer leurs adversaires, les "mauvaises classes".

Des études suggèrent même que les gens de gauche cherchent plus spécifiquement leurs partenaires sexuels ou sentimentaux en fonction de leurs idées, un peu comme une musulmane s'interdit toute relation sentimentale avec un kouffar...

Ceci étant dit, est-ce que ce "eux et nous" est spécifiquement religieux/idéologique? Est-ce que ça ne va pas un peu plus loin que ça et que ça n'est pas tout simplement intrinsèque à notre espèce?

C’est cette réflexion qui m'amène à parler de La haine orpheline, l'étonnant livre de Peggy Sastre, auteure dont j'apprécie beaucoup les articles depuis plusieurs années.

Elle y expose la théorie aussi fascinante que dérangeante que nous sommes mus dans la plupart de nos comportements par la génétique et par notre état de primate se reproduisant sexuellement.

Via des articles de scientifiques (l'appendice est énorme) et des comparaisons avec nos cousins chimpanzés, gorilles et autres bonobos, elle souligne les réflexes conditionnés par la quête de perpétuation des gènes qui sous-tendrait nos existences.

Ce discours prend à rebrousse-poil les religieux pour qui la nature de l'homme est spéciale et les activistes modernes pour qui tout est construction, ces deux tendances ayant comme point commun de nier la biologie.

Avec Sastre, je pense que ces deux idéologies sont totalement fausses, et que l’existence de têtes de turcs, de dominants et de dominés, de violence expiatoire et d'intrigues chez les mammifères et singulièrement chez les primates prouvent bien que ces comportements nous sont communs.

Parmi les étonnants passages de ce livre, j’ai retenu le comportement des jeunes mâles chimpanzés.

Ceux-ci, lorsqu'ils étaient seuls, avaient tendance à raser les murs.

Lorsqu'ils se retrouvaient à deux ou trois, leur confiance augmentait et ils s'affirmaient plus facilement face à leurs congénères.

Enfin, lorsqu'ils étaient en bande, ils devenaient agressifs et querelleurs, roulant des mécaniques comme un vulgaire groupe de racailles, casquettes en moins.

Au final, c’est comme si l’agressivité était un besoin, une nécessité pour ces mammifères, et qu’étant grégaires et sociaux, l’existence de groupes d’adversaires était également indispensable pour que cette agressivité nécessaire puisse s'exprimer.

Ce livre est bien plus vaste que l'aspect "eux contre nous", mais il laisse entendre que le conflit est consubstantiel aux primates, si ce n'est aux mammifères, et qu'il a une utilité génétique.

Cela semble une donnée inévitable, et d'ailleurs le monde moderne ou moins moderne nous le prouve chaque jour.

Comme je le citais au début de ce post, les melting-pots ayant donné les pieds-noirs, les afrikaners et les états-uniens auraient-ils existé sans les Arabes, les Kafirs et les Amérindiens contre lesquels ces groupes se sont définis?

Israël réussirait-il à fédérer des juifs n'ayant que très peu en commun s'il n'y avait pas les Arabes contre lesquels se liguer? Et à l’inverse, qu’est-ce qui réunit de manière inconditionnelle les peuples arabes en dehors du combat pour la Palestine ?

Ce besoin d’un adversaire contre lequel tourner sa haine est utilisé par tous les régimes. Tutsis du Rwanda, Indiens de l’Ouganda, Ouïghours et Tibétains de Chine se sont tous retrouvés dans la peau de l’ennemi juré à détruire et les gens ont marché, indépendamment des intérêts sous-jacents (l'islam des Ouighours et le bouddhisme tibétain tombant à pic pour que Pékin justifie sa remise au pas de régions stratégiques).

Et en Europe, le nazisme avait besoin des juifs pour mettre en oeuvre sa vision du monde, comme le communisme utilisait les koulaks et assimilés pour faire passer la pilule.

Plus récemment et de manière plus policée, on constate qu’en Occident gauche et droite, qui correspondirent longtemps à des idées et modèles de société spécifiques, ont convergé et que leurs oppositions dogmatiques se sont émoussées.

A ce moment est apparue une nouvelle opposition entre localistes et mondialistes, et au retour de vieilles lunes nationalistes qu'on croyait avoir enterrées.

Et si un accord ou un équilibre entre ces deux tendances est trouvé dans le futur, gageons que de nouvelles oppositions, tout aussi existentielles, diviseront la société.

Avec La haine orpheline se posent les questions suivantes, lancinantes et dérangeantes.

Le conflit est-il une nécessité de notre espèce, qui ressurgira toujours de façon inévitable sous une forme ou une autre?

La haine est-elle un besoin au même titre que les autres interactions sociales entre êtres humains?

Un "eux" à haïr est-il indispensable pour bâtir un "nous"?

Sastre donne des pistes pour répondre à ces interrogations, qui en entrainent une autre, tout aussi essentielle: si c’est bien le cas et qu'elle est nécessaire, comment fait-on pour gérer la haine?

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