jeudi 5 septembre 2013

Livres (3): Le cul de Judas

J'ai découvert Antonio Lobo Antunes par hasard, le titre intrigant d'un de ses livres, La splendeur du Portugal, m'ayant accroché le regard.

Le cul de Judas (Os Cus de Judas en VO) est le deuxième livre de lui que j'ai lu, après l'avoir acheté pour un euro dans une boutique d'une petite ville de la Vienne.

Il s'agit du long monologue halluciné d'un homme en train de draguer une fille dont on ne sait pas précisément de qui il s'agit. La scène se passe la nuit à Lisbonne, dans un bar.

Cyniquement, le narrateur dévoile d'emblée ses intentions et décrypte le jeu de la séduction qu'il est en train d'exécuter, mais surtout il raconte sa vie.

Plus précisément il raconte une partie de sa vie, c'est-à-dire les longs mois qu'il a passés en Angola, dans un "cul de Judas", expression portugaise que l'on pourrait traduire approximativement par "trou du cul du monde", en tant que médecin pour les troupes coloniales venues combattre les indépendantistes.

Au fur et à mesure qu'il conte cette expérience, on comprend que sa vie n'est plus désormais qu'une fuite en avant devant les souvenirs de cette époque, devant le milieu bourgeois conservateur d'où il est issu et qui avait accueilli la nouvelle de son départ à la guerre avec joie ("tu vas enfin devenir un homme"), devant sa femme et sa fille devenues des étrangères et ne le supportant plus.

Et il va décrire par le menu l'expérience angolaise qui est le point de départ de cette fuite.

Défilent page après page des anecdotes, des personnages, des portraits de ce Portugal d'Outre-mer, qu'il dépeint comme un théâtre absurde.

On y voit des colons avides, singeant la métropole, haïssant et méprisant les soldats venus les protéger tout en ne rêvant que de fuite.

On y voit les métis, les concubines, tous ces gens interlopes qui apparaissent dans les périodes d'occupation ou de domination sans assimilation, charnière indispensable entre les deux mondes.

On y voit les soldats portugais, assommés par le climat, l'ennui et l'absurdité d'une guerre qu'ils ne comprennent pas, dans un pays qu'ils ne comprennent pas, tuant l'ennui par la masturbation, l'alcool, les jeux stupides.

On assiste aux retours d'escarmouches, aux blessures atroces, aux mutilations, devant lesquelles le malheureux médecin ne dispose que d'un peu de calmants et de paroles bienveillantes.

On y voit la police politique, toute-puissante comme à Lisbonne (nous sommes à l'époque de Salazar), torturant, tuant, déplaçant arbitrairement, contrôlant, se moquant, ivre de son pouvoir.

On y voit le pays lui-même, son climat étouffant, ses nuits noires et silencieuses comme au début du monde, ses pistes rouges.

On y voit les indigènes, silencieux, hâves, tellement miséreux que des hordes d'enfants faméliques rôdent en permanence autour des camps, une boite de conserve rouillée à la main et implorant des yeux les soldats de leur donner n'importe quel reste d'une de leurs rations, pourtant chiches et mauvaises (le Portugal était alors très pauvre selon les critères européens).

On y voit les chefs mis en place par le pouvoir colonial, méprisés de tous, illégitimes, sans autorité réelle et coincés entre les Portugais et leur peuple.

On y voit les mercenaires indigènes sanguinaires venus du Katanga et dont la sauvagerie effraie même l'armée portugaise.

On y voir les alliés sud-africains, brutes à bière pleines de mépris pour les Portugais vus comme des "demi-nègres".

On comprend l'impossible retour quand lors des permissions les douaniers le prennent de haut et lui font sentir qu'il n'est pas le bienvenu.

On y sent enfin et surtout la lente et insidieuse montée d'un profond dégoût de soi, d'un sentiment de lâche et tacite complicité, d'une gangrène intérieure qui continue bien après la quille tant attendue. Ne pas avoir agi, avoir suivi, subi, remord éternel...

Le cul de Judas décrit parfaitement l'impasse coloniale de la deuxième moitié du vingtième siècle, la déconnexion entre les métropolitains et les colons, les mensonges d'un régime où la hiérarchie sociale est basée sur l'origine ethnique et l'atroce absurdité de ces guerres qui ne finissent pas car elles ne peuvent pas finir.

Ce message résonne particulièrement pour un Français, car cette guerre angolaise rappelle celle que l'Hexagone mena en Algérie, avec d'autres moyens, dans un autre contexte, mais avec le même arrière-plan.

Par ailleurs, l'écriture de Lobo Antunes est hypnotique, répétitive, incantatoire, ce qui donne au récit une espèce d'urgence et d'inquiétude palpable.

Bref, excellent livre.

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